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EXTRAIT 1/ LES MOISSONS


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1


   C'était le moment où Gondrand le Gros allait passer, accompagné de ses deux molosses à quatre pattes pour vérifier l'avancée du travail.
   Luccina, le visage poussiéreux, jauni par la fine poussière de blé, jeta un œil inquiet vers le haut de la colline, là-bas, plus loin, vers le château. Elle ne se trompait pas Luccina, depuis des années qu'elle travaillait dur aux côtés de son père et des compagnons de celui-ci. Quand le soleil passerait derrière le tronc du grand bouleau qui se penchait dans le vent, le surveillant apparaîtrait en haut du monticule.
   Sous la chaleur torride de cette journée de juillet 1012, les serfs avaient travaillé à la récolte du blé. Après la coupe à la faucille, réservée aux hommes solides qui avançaient de front, d'autres serfs procédaient au battage sur une esplanade située en contrebas. Les grains dorés emplissaient des sacs de toile grossière tandis que les tiges, assemblées par gerbes étaient liées, déposées au bas de la colline, prêtes à être emportées vers le château qui en faisait une grande consommation pour les chevaux. Luccina était préposée au liage des gerbes. Des années qu'elle faisait ce travail. Autant dire que ses gestes, devenus d'une régularité et d'une précision sans pareilles, ne lui demandaient plus qu'une infime partie d'attention. Ce qui lui permettait de surveiller l'approche de Gondrand. Elle se souvenait encore, l'année passée, de ce malheureux serf, violemment battu parce qu'il n'avait pas rempli sa part de travail. Les chiens s'étaient ensuite jetés sur lui et il avait fallu l'intervention, fortuite, d'un soldat pour qu'il ne soit pas mis en pièces. Gondrand avait été fortement réprimandé et on lui avait fait comprendre qu'il ne devait pas sortir du cadre de ses attributions.
   Gondrand le Gros apparut en haut de la colline, avançant de son pas nonchalant qui lui était si caractéristique. Le cuir de ses vêtements se tendait à chacun de ses pas sous la pression de son énorme carrure. Ses deux molosses, hauts sur pattes, la gueule carrée, les yeux rougeoyants, avançaient devant, tenus par une lanière de cuir que Gondrand serrait dans sa main droite. Dans l'autre, un gourdin clouté qu'il balançait négligemment au rythme de sa marche. Il descendit la pente qui menait vers le champ et s'approcha des serfs. Luccina se dit qu'il avait encore dû boire car ses yeux rougis brillaient et une sorte de rictus tordait son visage.
   - Alors les gueux ! cria-t-il d'une voix rugueuse. Comment avance le travail aujourd'hui ?
   Luccina n'aimait pas ce terme de " gueux ", réservé habituellement à ceux qui erraient dans les campagnes pour mendier. Eux, les serfs étaient des travailleurs au service du seigneur et gagnaient leur pitance honorablement.
Comme personne ne répondait, Gondrand fit le tour du champ, examinant les sacs de grains et les gerbes.
   - Du bon travail, du bon travail. Gaspard passera chercher tout ça tout à l'heure.
   Et il reprit le chemin du château, satisfait sans doute d'avoir fait son travail, pressé de retrouver son outre de vin, à l'ombre, dans les caves du château.
   Les serfs soufflèrent, pas fâchés d'avoir donné satisfaction à ce surveillant qui était parfois plus terrible que la foudre. Ils allaient pouvoir regagner leurs masures de bois en se ménageant un détour par la source qui coulait au bas du champ afin d'ôter cette fine
poussière jaune qui leur collait à la peau.
Clément, le père de Luccina, un homme solide d'une quarantaine d'années, vint la rejoindre.
   - Alors petite, pas trop fatiguée ?
   - Ça va, papa, ça va. On a fini le travail. Demain on
aura droit à une journée de repos et à un peu de viande.
   C'était la coutume, ici, au château. Lorsque la moisson était terminée, les serfs bénéficiaient d'une pause et d'un menu amélioré. Gautier ou Pierrick passeraient sûrement le lendemain pour la distribution de viande. De quoi reprendre des forces avant les travaux suivants qui se profilaient déjà. Le défrichage de la partie nord-est. Ce, dans un double but : agrandir les terres cultivables et ouvrir l'horizon pour mieux surveiller les alentours, particulièrement en direction de la Sarre toute proche.
   La cinquantaine de serfs remonta péniblement la colline pour rejoindre les misérables masures qui s'étalaient au pied des hautes murailles de grès. Ah! tiens, la muraille. Il revenait en mémoire à Luccina qu'il y avait des travaux de ce côté-là aussi. Une réfection de la muraille sud et la consolidation de certaines arches. Et ensuite il y aurait les récoltes de pommes et de prunes dans les vergers avoisinants. Avant la mauvaise saison, la réfection du chemin principal menant au château, puis les labours, puis…..toujours de quoi s'occuper.
   Sa masure, qu'elle partageait seule avec son père, était
faite de rondins mal équarris, le tout supportant un toit de branchages qui ne parvenait pas totalement à empêcher l'eau de passer lors des fortes averses. Luccina avait perdu sa mère alors qu'elle n'avait que deux ans, emportée par une mauvaise grippe avait dit le père. Tous les remèdes du Vieux Sage de la forêt n'avaient pu extirper le feu qui consumait la poitrine de la pauvre femme.    Aujourd'hui, du haut de ses douze ans, elle occupait ces vingt mètres carrés de terre battue et aidait son père dans les tâches essentielles et courantes : s'occuper de l'intérieur, préparer les maigres repas, réparer les habits lorsqu'ils étaient abîmés, trouver de la nourriture lorsque les récoltes n'étaient pas
suffisantes…
   Ce soir, le repas se composait d'une bouillie de céréales, d'une salade prélevée sur le lopin qui leur était alloué et de quelques pommes molasses, échangées avec un voisin contre la réparation d'une de ses vieilles
chaussures de cuir.
   Luccina finissait de préparer le repas, lorsque que des trompettes claires se mirent à résonner, enveloppant le village de leurs notes joyeuses.
   Les serfs étaient sortis de leurs masures, observant le spectacle.
Une colonne d'une bonne vingtaine de chevaliers approchait du château. Ils portaient heaumes, armures, épées. Les chevaux, magnifiques portaient des caparaçons de couleurs vives. En tête, un chevalier, droit sur sa monture, portant un écu noir agrémenté de
trois tours crénelées rouge vif.
   - Le baron, murmura Luccina à l'oreille de son père. C'est lui, c'est Ulrich.
   Et tous de s'incliner devant le maître des lieux qui les
salua d'un geste de la main.


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