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Luccina
avait profité de cette journée de repos pour partir en
forêt. Bien sûr, elle avait dormi plus longtemps que d'habitude
afin de récupérer. Les jours de repos étaient si
rares. Cependant, la nuit avait été agitée car
un groupe de soldats, sans tambour ni trompette s'était mis à
fouiller leur maison ainsi que celles des voisins. Ils n'avaient pas
donné d'explications mais ils semblaient tendus comme lorsque
l'on est à la recherche d'un objet de valeur sur lequel on n'arrive
pas
à mettre la main.
A son réveil, son père avait déjà
disparu. Elle se rappela qu'il devait aider un voisin, Pierrot le boiteux,
à réparer le toit de sa masure.
Elle traversa les vastes champs moissonnés
et pénétra dans la sombre forêt de sapins. Les troncs,
majestueux et serrés, se dressaient assez haut et seule une lumière
ténue parvenait au sol. Ses pas crissaient
sur le tapis d'aiguilles sèches. Elle était partie pour
une promenade mais mettrait tout de même celle-ci à profit
pour rapporter des faines dont on pourrait extraire l'huile, des pommes
sauvages, des alises* et des prunelles pour améliorer l'ordinaire.
Elle essaierait d'en remplir son panier et ainsi faire la surprise à
son père lors de son retour. Le baron autorisait la cueillette.
Elle se dirigea résolument vers Lafrembonne*, village tout proche,
traversant alors un bois de chênes où le baron laissait
paître un troupeau de cochons. En tournant sur la droite, laissant
le village de côté, elle atteindrait des prés où
elle savait trouver les arbres dont elle cueillerait les fruits.
Soudain, le galop effréné d'un cheval la fit se retourner.
Un destrier blanc comme neige se dirigeait résolument vers elle,
monté par un cavalier qu'elle ne distinguait pas encore suffisamment.
La monture stoppa à quelques mètres.
- Eh bien petite, où vas-tu ainsi ? demanda
un jeune damoiseau qui ne devait pas avoir quinze ans.
Il était plutôt mince, le visage fin
et pâle, les cheveux noirs et courts, les yeux d'un gris s'apparentant
à la couleur du métal poli. Il portait un habit vert pâle,
un bouclier en forme d'écu décoré de trois tours
crénelées rouge vif. A sa ceinture de cuir était
glissé un long poignard effilé. Comme Luccina ne répondait
pas, il insista :
- Eh bien petite ? Tu n'as pas de langue ou aurais-tu
peur de moi ?
- Non noble seigneur, mais je suis surprise.
- Surprise ? Il n'y a pas de quoi. Je faisais une
promenade, tout comme toi, je suppose.
- Il est vrai, noble seigneur. Je profite de la journée
de repos pour me promener et cueillir quelques fruits sauvages.
- Tu fais bien. Mais dis-moi, comment te nommes-tu
?
- Luccina, mon seigneur.
- Luccina ? Drôle de nom. Tu n'es pas de la
région ?
- Moi si, mon père également et mon
grand-père aussi. Mais on dit que ma famille vient de loin, de
par- delà les hautes montagnes enneigées, d'un pays de
soleil, de vent tiède et de mer bleue comme l'azur.
- Sais-tu qui je suis ?
- Non mon seigneur, comment le saurais-je ?
- Je suis Olric, neveu du baron Ulrich, seigneur de
Turquestein et maître de ces lieux.
Luccina fit un mouvement pour mettre un genou en terre.
- Non, je t'en prie. Pas de cela entre nous. Tu me
sembles vive et intelligente. Pourtant tu es vouée à être
serve pour le restant de tes jours.
- Nous vivons ainsi mon seigneur. Nous sommes habitués.
Nous avons du travail, un lopin de terre et de quoi manger. Le baron
est bon avec nous. C'est un homme généreux.
- Merci pour ces compliments. Je saurai m'en souvenir.
Veux-tu monter sur le cheval ? Je peux t'emmener faire un tour si tu
veux.
- Je ne sais si je dois.
- Puisque je te le propose. Tu seras plus vite arrivée
auprès de tes chers arbres. Allez, monte !
Luccina hésita encore un instant, puis, l'envie
et la curiosité prenant le dessus, elle saisit la main qui se
présentait et qui la hissa sur le cheval.
- Allez, accroche-toi !
Et le cheval s'élança à travers
le vaste pré, atteignant bientôt le galop. Le jeune Olric
maniait sa monture avec dextérité, avec précision,
guidant son cheval d'une façon sereine et sûre. Ils chevauchèrent
ainsi un bon quart d'heure et Luccina commençait à apprécier
cette balade, à aimer le souffle du vent tiède qui soufflait
sur son visage et faisait voler ses nattes. A l'entrée d'un bois
touffu de bouleaux, le cheval hésita, renâcla, gratta le
sol de sa jambe droite.
- Eh bien Cornélius ? Que t'arrive-t-il ? demanda
son maître.
La réponse vint très vite. De derrière
les arbres alentours, un groupe de quatre hommes, munis de gourdins,
venait d'apparaître. Aucune équivoque n'était possible
sur leurs intentions. Il suffisait pour cela de regarder leurs visages
aux yeux brillants, leurs sourires malicieux et les gourdins levés.
- Oh ! Ça se gâte dirait-on, souffla
Olric à l'intention de sa cavalière. Puis d'une voix plus
forte, à l'adresse des inconnus: n'approchez pas manants ! Ou
vous le regretterez ! Mon oncle Ulrich vous châtiera sans pitié
!
Ces propos qui avaient l'avantage de présenter
le jeune homme et d'annoncer un châtiment possible n'eurent aucun
effet sur les quatre compères qui n'étaient plus qu'à
quelques mètres du cheval. Alors Olric, rassemblant son courage,
sauta à bas de sa monture. Il était vif et rapide. Souple
aussi. Dans sa main brillait déjà le long poignard effilé
qui balafra profondément le visage d'un des agresseurs. Son bouclier
arrêta un coup de gourdin et, se glissant au sol dans une roulade
surprenante, il parvint, toujours à l'aide de son arme à
trancher le jarret d'un second adversaire qui s'écroula tout
net. Luccina n'était pas en reste. Elle avait sauté du
cheval et saisissant un bloc de grès d'une masse à la
limite de ce que ses bras pouvaient porter, elle asséna un coup
terrible sur le crâne d'un des hommes. On entendit craquer les
os et le malandrin s'écroula mollement sur une touffe de bruyère.
Le dernier s'était jeté sur Olric, qui cloué au
sol, sur le dos, avait bien du mal à s'en défaire. L'homme
était plus lourd, plus fort. L'issue était
maintenant incertaine. Les mains de l'agresseur entouraient son cou
et commençaient à serrer fortement. Olric avait laissé
échapper son poignard et se trouvait sans défense.
- On ne bouge plus ! cria une voix aiguë. On
lâche doucement et on se relève, doucement, voilà,
doucement.
Les mains relâchèrent leur étreinte.
L'homme se releva. Une goutte de sang perlait sur son cou à deux
doigts de la trachée. La pointe du poignard, sur sa gorge l'avait
fait réfléchir et l'avait ramené à de plus
sages résolutions. Au bout du poignard, une main, au bout de
la main, Luccina, qui tentait de ne pas montrer sa peur.
Puis l'homme recula vers ses compagnons qui étaient
abasourdis et mal en point. Olric se releva, se frottant les muscles
des bras, probablement endoloris par la lutte.
- Ne vous ravisez plus à ce genre de choses,
mes gaillards. Vos visages sont gravés en ma mémoire.
La prochaine patrouille de soldats sera pour vous alors je vous conseille
de mettre tout de suite le plus de distance entre vos carcasses et cette
contrée.
Comme les hommes semblaient se reprendre et vouloir
reprendre le combat, Olric empoigna Luccina et ils montèrent
sur Cornélius.
- Allez, on file !
La monture s'élança dans le sous-bois,
galopa un moment, puis Olric, estimant la distance de sécurité
suffisante, fit stopper l'animal dans une clairière qui sentait
bon la framboise et la mûre. Les rayons du soleil illuminaient
ces lieux d'une douce lumière apaisante. Luccina sauta du cheval
et s'allongea au sol, comme épuisée, vidée soudainement
de toute énergie.
- J'ai cru que je n'y arriverais pas, murmura-t-elle
dans un souffle. J'avais si peur. Ces hommes, si effrayants, avec leurs
gourdins.
- Je trouve que tu t'en es bien tirée. Un vrai
petit soldat ! Et puis, tu m'as sauvé la vie. Maintenant, j'ai
une dette envers toi. Si un jour tu as besoin de quelque chose, si tu
te trouves dans une situation pénible ou délicate, fais-moi
signe, je serai là pour t'aider. Je n'ai qu'une parole.
- Merci mon seigneur
- Ne m'appelle plus mon seigneur. A partir de ce jour,
tu dois m'appeler Olric.
- Mais jamais je n'oserai.
- C'est un ordre de ton seigneur.
- Bien, mon seigneur.
Et ils se mirent à rire à gorge déployée
Puis Olric prit soudain un air plus sombre, presque
grave. Quelque chose devait l'inquiéter. Luccina avait vu son
front se plisser et ses mâchoires se contracter.
- Quelque chose qui ne va pas
.Olric ?
- L'écu, mon bouclier. Je l'ai laissé
là-bas, sur les lieux de la bagarre.
- Est-ce si grave ? Ce n'est qu'un écu après
tout, tu en auras certainement un autre. Ton oncle comprendra qu'il
valait mieux sauver ta vie que le bouclier.
- Non, non, continua Olric, maintenant en proie à
une sorte de panique. Ce bouclier, c'est celui de notre ancêtre
à tous, Odon. Je l'ai "emprunté" hier, dans
la salle d'armes. Mon oncle n'est pas au courant.