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Bien que légèrement voilée d'une
brume roussâtre, la lune était bien au rendez-vous et éclairait
la campagne de sa lueur blafarde. Les alentours étaient calmes,
aucun bruit ne se faisait entendre sous les murailles du château.
Olric émergea d'un taillis bordant la muraille et rejoignit Luccina
qui l'attendait au pied du grand peuplier. Il regarda scrupuleusement
autour de lui, lui adressa un petit signe de la main.
- Tu as réussi ? demanda la fillette.
- Ça n'a pas été facile. Mais
j'ai réussi à tromper la vigilance des gardes. En fait,
je trouve plutôt cela inquiétant pour la sécurité
du château. Et ton père ?
- Il dort à poings fermés. Il a travaillé
dur aujourd'hui avec les maçons. Avec un peu de chance, il ne
s'apercevra pas de mon escapade. Mais qu'as-tu emporté ?
- Un arc et quelques flèches. Et puis aussi
deux poignards; il y en a un pour toi. Tu sauras t'en servir ?
- Je ne sais pas.
- En cas de réel besoin, tu verras, tu sauras
t'en servir.
- J'espère que ce ne sera pas nécessaire.
Ils s'enfoncèrent dans la forêt. La lune
dessinait des ombres allongées, multiples, tordues, plus inquiétantes
les unes que les autres. En tendant l'oreille, on pouvait se rendre
compte que le sous-bois était peuplé d'innombrables bruits.
Hululements et chuintements d'oiseaux nocturnes, cri perçant
d'une buse dérangée dans son sommeil, cavalcades de petits
et grands animaux ayant senti la présence humaine. Toute cette
forêt, apparemment endormie, vivait bel et bien. Luccina était
habituée à cette ambiance particulière et n'éprouvait
pas de crainte réelle vis à vis des animaux de la forêt.
Elle craignait beaucoup plus une mauvaise rencontre avec un groupe de
malandrins prêts à vous trancher la gorge pour une broutille.
Olric, lui, semblait à son aise. Il était doté
d'un caractère fonceur, courageux, volontaire et malgré
son jeune âge, il ne semblait pas craindre grand chose. Sans doute
avait-il plus peur de son oncle Ulrich que d'une bande de manants.
Le Vieux Sage, on l'appelait ainsi car nul ne connaissait
son nom, habitait une cahute vers le sud, à une lieue et demie
du château. Les habitants de la contrée le craignaient
et le respectaient à la fois. Bien que ses idées et ses
propos ne soient pas toujours en accord avec les préceptes des
moines de l'abbaye de Bon Moutier*, il était souvent consulté,
y compris par des gens d'église qui ne s'en vantaient pas, bien
entendu. On lui prêtait le don de voir dans l'avenir, de donner
des conseils judicieux et d'infléchir les actions des hommes
afin qu'ils évitent certains ennuis et parviennent à leur
fin. Il ne demandait rien en échange de ses services, mais il
recevait régulièrement de la nourriture et des vêtements.
Le comte de Châtillon lui avait même offert un superbe chien
qui lui tenait compagnie, un porc et trois chèvres. On lui faisait
aussi régulièrement livrer du bois et de temps à
autre, des hommes du château passaient entretenir sa cahute.
- Nous arrivons, souffla Olric, content de n'avoir
fait aucune mauvaise rencontre.
Mais les maraudeurs avaient besoin de dormir eux aussi.
- Voilà sa maison, répondit Luccina,
désignant, au centre d'une clairière, une masure de bois
qui semblait en piteux état.
Quelques bûches de chêne finissaient de
se consumer sur un tapis de braise. Olf, le superbe chien de garde,
haut sur pattes, au poil beige très court, le museau effilé
et l'œil vif se dressa et signala leur présence par des
aboiements puissants.
- Suffit Olf ! cria une voix qui venait de l'intérieur.
Puis, d'un ton plus calme : approchez jeunes gens, approchez, je vous
attendais.
Les deux enfants se regardèrent, surpris. Avec le Vieux Sage,
il fallait s'attendre à tout. Le chien ayant cessé d'aboyer
et ayant retrouvé sa place à côté du feu,
ils purent s'approcher et poussèrent la porte branlante qui méritait
réparation. Olric en toucherait un mot au menuisier. L'intérieur
était baigné d'une douce lumière orangée
diffusée par des bougies de cire d'abeille protégées
des courants d'air par des sortes de miroirs de métal poli. L'odeur
de cire prenait au nez. Le vieil homme, allongé sur une sorte
de natte de paille tressée, se trouvait dans un angle de la pièce
qui n'avait pour tout mobilier qu'une planche de bois posée sur
deux rondins. Des coffres massifs et débordants d'objets et d'étoffes
occupaient la moitié de cette pièce.
- N'ayez pas peur mes enfants, asseyez-vous, leur
dit-il, désignant deux billots sur le côté de la
porte. Mais, suis-je bête, pourquoi auriez-vous peur puisque vous
êtes venus de votre plein gré. Qui êtes-vous ? Oh
toi, petite, il me semble te connaître. Ah oui, ta maman, il y
a quelques années…
Il fit une pause, gêné d'avoir évoqué
ce souvenir.
Les enfants se présentèrent et le vieil
homme, dont les yeux malins n'avaient pas cillé un seul instant
eut un petit sourire tandis qu'il caressait sa longue barbe jaunie par
le temps. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Nul ne le savait. Certains
prétendaient qu'il était centenaire, d'autres qu'il n'avait
pas d'âge ou encore qu'il était immortel. Allez savoir.
- Dites-moi ce qui vous amène dans ma modeste
demeure. Si vous avez fait le déplacement en pleine nuit, avec
les risques que cela comporte, c'est que la chose est d'importance,
n'est-ce pas ?
- En effet, répondit Olric.
Et il lui fit, en quelques mots, le récit de
la situation. La promenade, le bouclier qu'il avait emprunté,
l'embuscade, la perte de l'écu et l'inquiétude des chevaliers.
Le Vieux Sage ferma un instant les yeux et sembla
prononcer des paroles sur un ton si bas que les enfants ne purent en
saisir le sens. Cela dura un moment pendant lequel
on se demanda s'il était encore physiquement présent dans
la pièce. Il rouvrit enfin les yeux. Son visage était
devenu grave et il parla d'une voix lente, presque cérémonieuse,
pesant chacun de ses mots.
- Mes enfants, cette histoire ne me plaît pas.
Ce bouclier a une valeur que personne n'a encore estimée réellement.
Il a des pouvoirs particuliers, sur les gens, sur les soldats, sur la
foule. Il a même un pouvoir sur celui qui le possède le
dotant d'une force et d'une facilité à traverser les épreuves
les plus difficiles. Sa perte est un drame pour le château. Qui
sait maintenant comment cet écu sera utilisé et par qui
?
- Olric était atterré. Par sa stupide
faute, le château et
ses occupants étaient en péril. Le Vieux Sage s'en rendit
compte.
- Mon garçon, tu ne pouvais pas savoir. Tu
ne pouvais pas connaître les pouvoirs attribués à
cet écu. Le mal est fait. Maintenant il faut réparer.
Je te crois assez courageux pour cela. Il faudra faire vite car je vois
des images sombres, des chevaliers en armes, des soldats, de nombreux
soldats, des villages qui brûlent, des paysans massacrés,
la contrée mise à sac, ah! le château…il est
en grand danger, des assaillants arrivent de partout….
Il se tut soudainement.
- Comment faire ? demanda Luccina.
- Commencez par prendre ceci.
Et il leur tendit à chacun un petit médaillon
métallique sur lequel figurait un chêne enroulé
de lierre.
- Mettez cette médaille, elle pourrait vous
protéger. Ensuite, vous irez rendre visite à Cyrielle
la fée. Sa masure se trouve un peu plus haut, vers le Haut des
Cailloux. Racontez-lui votre histoire. Elle pourra peut-être vous
aider. Bonne chance mes enfants.
Luccina et Olric comprirent qu'il était temps
de quitter le Vieux Sage. On ne pouvait pas dire qu'il leur avait particulièrement
remonté le moral mais au moins la situation était claire.
- Je vous enverrai le menuisier, lança Olric,
en quittant la maison. Votre porte, là, elle ne tient plus.
- Merci mon garçon. Bonne chance.