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EXTRAIT 4/ UN BOUCLIER CONVOITE


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

14

 

   Gilbert de Buissoncourt avait fait conduire ses deux prisonniers dans l'une des habitations du village. C'était une petite maison de pierre, composée d'une pièce unique au sol de terre battue, n'abritant qu'un mobilier sommaire. Une table de chêne, deux bancs de la même essence, des planches rugueuses posées sur des billots de bois et supportant une vaisselle en mauvais état ainsi que des victuailles peu engageantes. Une auge de pierre, creusée dans un bloc de grès à même le sol, contenait une eau croupie que même Cornélius aurait dédaignée. Les deux enfants n'étaient pas entravés, quatre solides gaillards en armes se chargeant de leur surveillance. Assis sur les bancs de bois, grignotant une galette de seigle qu'on leur avait fait porter, ils se regardaient en silence. Un cruchon d'eau claire et deux gobelets d'étain étaient posés sur la table.
   - Je t'avais bien dit de filer, commença Olric. Tu avais le bouclier, il te suffisait de gagner le château.
   - Je sais, mais je ne pouvais pas t'abandonner. Et puis, j'ai de nouveaux amis. Ils pourront peut-être nous aider.
   - Des amis ?
   - Oui, des amis à quatre pattes, avec des grandes dents pointues. Je t'expliquerai.
   Olric et Luccina se méfiaient des gardes qui pouvaient aussi tendre l'oreille et rapporter tout renseignement intéressant à leur supérieur. Aussi, les deux jeunes gens décidèrent d'arrêter là leur conversation et d'essayer de dormir. Certes, il n'était pas facile de s'installer sur ces bancs pour trouver le sommeil, mais il fallait se reposer en prévision du lendemain qui serait une journée décisive.
   Luccina pensa à son père qui devait être dans tous ses états. Il devait être fou d'inquiétude. Il avait une telle confiance en sa fille que son absence signifiait à coup sûr qu'il était arrivé quelque chose de grave. Olric, lui, en fermant les yeux, voyait apparaître le visage de son oncle, rouge de colère, faisant les cent pas dans la grande salle du château, entouré de ses fidèles chevaliers qui n'osaient prononcer un mot. Il caressa doucement et machinalement la petite médaille que le Vieux Sage lui avait donnée. Il lui sembla que sous ses doigts, le métal devenait tiède puis chaud, presque brûlant tandis que les murs de la maison se couvraient de volutes blanches prenant rapidement la forme de cavaliers vaporeux. Les chevaliers, se déformant et se reformant, étaient juchés sur de magnifiques destriers. A leur bras droit, un bouclier noir arborant trois tours rouge vif, seule tache de couleur dans ces images blanchâtres. A travers les visières, deux orbites vides. Olric se tourna vers Luccina pour lui en toucher un mot mais celle-ci dormait profondément, épuisée par une journée riche en rebondissements et en épreuves difficiles.
   La porte s'ouvrit brusquement avec un sinistre grincement et Olric s'aperçut qu'il faisait jour. Une lumière encore pâle faisait se découper l'embrasure de la porte. Les gardes, qui s'étaient assoupis le long des murs de la pièce, se redressèrent rapidement, tandis que Gilbert de Buissoncourt faisait son apparition. Il avait le teint frais, l'œil vif et la démarche volontaire. Il se tourna vers les deux captifs.
   - Alors damoiseaux ? La nuit a-t-elle porté conseil et notre jeune fille a-t-elle retrouvé la mémoire ?
   - Je crains que non, répondit Luccina, réveillée à son tour.
   - C'est dommage, vraiment dommage. Moi qui comptais régler cette affaire en douceur.
   Comme ses interlocuteurs ne répondaient pas, il reprit.
   - Je vais donc devoir changer de méthode. Voulez-vous que je vous fasse cuire à petit feu, que je vous arrache les ongles avec une bonne paire de tenailles chauffées à blanc ou encore que je vous découpe les paupières ?
   - Je n'ai pas ce bouclier, déclara soudainement Luccina. Comment voulez-vous que je vous le donne ?
   - Comment cela, tu ne l'as pas ? N'essaie pas de te jouer de moi !
   - Lorsque les hommes du balafré m'ont attaquée, hier, j'ai dû fuir pour leur échapper. Je n'ai pas eu le temps d'emporter le bouclier. J'avais trop peur, ils avaient l'intention de me tuer.
   - Alors comment se fait-il qu'ils ne soient pas venus nous le remettre, comme convenu ?
   - Je ne sais pas. Mais j'ai cru comprendre qu'ils voulaient le conserver et en négocier un bon prix. Ils se sont moqués de vous.
   En basculant la conversation sur une possible traîtrise des hommes de mains que Gilbert de Buissoncourt avait engagés, Luccina espérait que leur geôlier se concentrerait un peu moins sur le fait qu'elle pouvait tout simplement mentir. Finalement, cela était plausible. Une fillette apeurée, attaquée par quatre hommes solides armés jusqu'aux dents et ne reculant devant rien, ne peut que choisir la fuite. Que lui importe un vulgaire bouclier dont elle ne soupçonne pas les pouvoirs. Que les malandrins choisissent la voie du marchandage et de la forfaiture, rien d'étonnant.
   - Très bien petite, reprit Gilbert. Je vais retarder votre supplice. Le gros de l'armée ne devrait plus tarder maintenant. Ils ne feront que passer pour se diriger directement vers le château de Turquestein et régler le sort de cette baronnie.
   Gilbert ne remarqua pas les poings serrés d'Olric et le regard noir que celui-ci venait de lui décocher.
   - De notre côté, nous irons vers les lieux de l'agression, chère damoiselle. Ainsi, nous verrons si tu dis la vérité. Puis, se tournant vers l'un des gardes qui baillait à se décrocher la mâchoire. Soldat ! Envoyez déjà trois hommes sur les lieux, faites-vous guider par ces deux malandrins de Gaspard et Bertrand. Nous vous rejoindrons d'ici peu.
   Luccina souffla intérieurement. Un répit, c'était toujours bon à prendre. Gagner du temps, trouver une astuce et fausser la compagnie à ses ennemis. Son visage se détendit et Olric s'en aperçut, allant même jusqu'à esquisser un sourire.
   Les alentours avaient été fouillés. On avait découvert Cornélius mais pas le bouclier. Luccina s'en félicita. A l'autre bout du village, du côté ouest, un énorme nuage de poussière montait dans le ciel encore rosé. Les troupes du Comte de Metz approchaient, elles seraient là bientôt et Gilbert décida d'attendre avant de se lancer à la suite de ses trois éclaireurs. Déjà, on distinguait les premiers cavaliers dont l'un était porteur d'un fanion jaune, barré d'une bande rouge porteuse de trois alérions* d'argent. La colonne des soldats ne semblait pas avoir de fin. Aussi loin que l'on pût voir, ce n'était que chevaux, armures, casques, forêt de lances et de piques avançant au rythme des chevaux et des hommes. Olric et Luccina se rendirent alors compte combien le château de Turquestein paraissait petit et fragile face à cette armada.
   Gilbert s'était avancé vers la colonne et salua un personnage en s'inclinant respectueusement devant lui. L'homme, monté sur un magnifique cheval bai, lui rendit son salut, mit pied à terre, tandis que deux écuyers emmenaient son cheval. Le nouveau venu avait ôté son casque. Il avait un visage anguleux, plutôt maigre, aux pommettes légèrement saillantes. Deux yeux noirs étaient enfoncés dans des orbites profondes soulignées de cernes violets. Une coupe très courte et drue ajoutait à l'aspect austère de celui que Luccina et Olric identifièrent comme le probable Comte de Metz. Gilbert s'entretint un moment avec lui, le mettant sans doute au courant des derniers événements. L'homme ne cessait d'acquiescer, approuvant par ses mouvements de visage les propos de son homme de confiance. Gilbert revint vers ses deux prisonniers.
   - C'est parfait. Nous partons. Le Comte de Metz pense que c'est la meilleure des solutions, pour le moment. Soldats, préparez-vous !
Une trentaine de cavaliers, Gilbert de Buissoncourt en tête, sortirent du village. Les deux jeunes gens avaient récupéré Cornélius et avaient, par précaution, été placés au centre du groupe. Ils traversèrent le champ du Pâtis, atteignirent rapidement l'orée du bois de Grand Gué, dans lequel, à cette heure encore matinale, la lumière du jour ne pénétrait qu'imparfaitement, laissant une zone de pénombre qui arrangeait les affaires de Luccina. Du haut du cheval, elle fouilla les talus du regard. N'y avait-il pas, là-bas, à cinquante mètres au plus, des oreilles fines et pointues qui dépassaient dans l'ombre. Ne venait-elle pas de distinguer, furtivement, l'éclair doré de dizaines de prunelles aux aguets. Elle pinça doucement Olric et lui chuchota à l'oreille.
   - Ils sont là.
   - Qui donc ? De qui parles-tu ?
   - Mes amis, ils sont là. Ne pose pas de questions. Tiens-toi prêt…à mon signal.
   D'un coup, sans que rien n'eût pu le prévoir, Cornélius fit un bond surprenant vers l'avant, bouscula quatre cavaliers sur sa droite, sortit du groupe et fila vers la forêt. Luccina riait aux éclats.

 


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