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Les
enfants furent heureux de retrouver Cornélius. Ils étaient
essoufflés par la longue course qu'ils venaient d'effectuer toujours
avec cette crainte d'être rattrapés par des cavaliers.
Fort heureusement, la poudre avait dû handicaper Gilbert sérieusement
et les deux soldats avaient leur compte pour un bon moment. Si aucune
autre sentinelle n'avait été alertée, ils pouvaient
compter se tirer d'affaire. Peut-être la chance allait-elle leur
sourire pour de bon. Ils prirent quelques instants pour retrouver une
respiration plus régulière tandis que Cornélius
commençait à piaffer d'impatience.
- Oui, oui, Cornélius, lui dit son maître,
nous allons rentrer chez nous, tu auras double ration d'avoine, je te
le promets.
- Eh, doucement Olric, lui répondit Luccina,
nous n'y sommes pas encore. N'oublie pas qu'entre nous et le château
il y a toute une armée hostile.
- Et le bouclier ? qu'en fais-tu ? annonça
joyeusement Olric en lui montrant fièrement l'écu tant
convoité.
- Oui, je sais, le bouclier, mais tout de même,
une armée entière.
- Allez, filons, décida-t-il soudainement.
Les soldats sont sûrement à notre recherche.
Ils grimpèrent sur le cheval qui était
tout heureux de pouvoir se dégourdir les jambes. Cornélius
se ménagea un détour par le ruisseau car il avait une
grande soif. Pensez-vous, des heures enfermé dans ce réduit
poussiéreux tout juste bon pour un âne ! Et la chevauchée
reprit, Olric, comme à son habitude, préférant
rallonger le trajet pour éviter les embûches. Barbas, Harboue,
les forêts du Haut de la Tour - au sud-ouest de Cyreis -, les
contreforts de la colline du hameau de Bertrimont*, l'abbaye de Bon
Moutier, la Noire Basse, la descente vers la Vezouze et hop, la montée
vers Turquestein en empruntant la basse des fourmis. Au bas mot un peu
plus de quatre lieues. C'est la raison pour laquelle Olric ne poussait
pas trop son cheval, lui ménageant des pauses pendant lesquelles
l'animal pouvait grignoter ses plantes favorites et se désaltérer
à l'un ou l'autre ruisseau. Il faut dire que le sous-sol ne manquait
pas d'eau.
Ils venaient juste de traverser le ruisseau de la
Vezouze et se trouvaient à l'entrée de la basse des fourmis
lorsque Olric décida d'un nouvel arrêt. La lune, quoique
légèrement voilée, permettait tout de même
d'y voir suffisamment pour se repérer sur le chemin à
suivre.
- Arrêtons-nous un moment, dit-il, rien ne presse
vraiment. Même si les hommes du Comte de Metz sont déjà
en place, ils n'attaqueront pas avant le jour.
- Sans doute, répondit Luccina. Mais as-tu
vu comme la lune est voilée. Il y aura beaucoup de brouillard
demain matin.
- Ça pourrait nous arranger.
- Ça pourrait aussi arranger les assaillants.
C'est au château qu'ils ne vont pas apprécier.
- Tu as raison. Mais nous essaierons de passer et
d'apporter la bonne nouvelle.
Ils tendirent l'oreille. Le silence était parfait
cette nuit. Même les animaux avaient renoncé à se
manifester ou bien ils avaient fui les lieux, pressentant les événements.
Si les hommes du Comte de Metz ne devaient pas être bien loin
- à vol d'oiseau- on ne les entendait pas.
- On ferait peut-être bien de faire un somme,
dit Olric, à défaut de se mettre quelque chose sous la
dent. Je prends le premier tour de garde. On ne sait jamais, l'ennemi
a peut-être des soldats en patrouille aux alentours.
- Je ne sais pas si j'arriverai à dormir, répondit
Luccina. Nous verrons bien.
Et elle s'installa sous le surplomb d'une roche de
taille moyenne, s'étant fait une litière et un coussin
à l'aide des feuilles mortes qui ne manquaient pas. Olric dissimula
Cornélius dans un énorme bosquet de genêts et lui-même
s'assit dans une touffe de fougères, guettant le moindre bruit.
Mais si tout paraissait parfaitement calme, on percevait, en contrebas,
le bruissement léger et régulier du ruisseau de la Vezouze
qui laissait glisser son eau limpide entre les berges moussues.
Luccina se réveilla brusquement comme si elle
redoutait un danger. En fait, elle sortait d'un rêve dans lequel
elle avait dû se battre contre des gourdins tenus par des hommes
invisibles. Les coups pleuvaient et elle avait beau se démener,
elle n'arrivait pas à les éviter. De plus, des boucliers
dansaient devant ses yeux, des boucliers menaçants au centre
desquels revenait toujours le même visage patibulaire d'un homme
balafré avec une croûte séchée sur le crâne.
- Olric ? Olric ? Tu es là ?
Les fougères remuèrent et elle vit émerger
le visage de son compagnon.
- Je suis là. Que se passe-t-il ?
- Rien, rien. Juste un cauchemar. C'est passé.
C'est mon tour de garde ?
- Ce n'est pas la peine, il fera jour d'ici peu. Nous
allons nous remettre en chemin.
- Comment cela ? Tu as veillé toute la nuit
?
- Je crois. Je n'étais pas trop fatigué
et tu dormais si bien.
Luccina n'insista pas. Son estomac commençait
à la tirailler sérieusement. Elle n'avait rien avalé
depuis la veille, à midi. Olric était dans le même
cas d'ailleurs. Mais cette préoccupation était devenue
secondaire en comparaison de ce qui pouvait les attendre, là-bas,
en direction du château.
- Nous allons contourner par le Haut des Cailloux.
Il faut que nous nous présentions à peu près face
à l'entrée principale. Mais je crains fort que nous ne
soyons pas seuls.
- Comme tu voudras. Il ne nous reste plus qu'à
prier pour que le bouclier nous protège.
- Je l'espère, ajouta Olric, grimpant sur le
cheval et passant sa main dans la lanière de cuir de l'écu.
Il reprirent leur avance, au pas, observant de droite
et de gauche, tendant l'oreille, se dissimulant du mieux qu'ils pouvaient
derrière les bosquets de genêts, nombreux en cet endroit.
Soudain, le sol sembla se dérober, cheval et cavaliers tombèrent
deux mètres plus bas, au fond d'une fosse dissimulée par
des branchages et des feuilles mortes. Revenus de leur stupeur, ils
inspectèrent le cheval qui ne semblait pas présenter de
blessure, mais se démenait comme un beau diable en poussant des
hennissements aigus. Olric eut toutes les peines du monde à le
calmer.
- Du calme Cornélius, du calme, lui dit-il
en lui caressant le front. Nous allons te sortir de là.
- Quelle déveine ! pesta Luccina. Une fosse
à loup ou à sanglier. Nous voilà dans de beaux
draps.
- Ecoute ! Ecoute !
Luccina aussi avait entendu. Un bruissement de feuilles,
des cliquetis d'armes, des pas de chevaux foulant le sol ainsi que des
paroles prononcées à voix basse. Une patrouille, assurément.
Olric avait saisi le bout de métal effilé qui tenait lieu
de poignard, prêt à défendre chèrement sa
vie et celle de Luccina. Les bruits se faisaient maintenant tout proches
et les premiers hommes apparurent au bord de la fosse. Le tissu bleu
ciel recouvrant leurs cottes de mailles portait l'emblème de
la Maison de Turquestein.
- Dieu soit loué, soupira Olric. Ils sont de
chez nous.
- Eh bien ? Mes damoiseaux ? Vous m'avez l'air en
fâcheuse posture.
- On ne saurait mieux dire, soldat. Aidez-nous à
sortir de ce piège.
- J'aimerais d'abord savoir à qui j'ai affaire,
jeune homme. Par les temps qui courent et ces soldats ennemis dans les
parages
- Je suis Olric, neveu du baron Ulrich 2 de Turquestein,
répondit fièrement le garçon.
- Vous entendez ça, dit le soldat, se tournant
vers ses hommes que les enfants ne pouvaient apercevoir. Et moi, je
suis le pape Benoît VIII ! Ah ! Ah ! Il me faudrait une preuve,
une solide preuve.
- La voici, répondit Olric, présentant
le bouclier.
- Cornebleu ! Le bouclier ! Mais alors, c'est bien
vous, mon seigneur. Le baron, votre oncle, nous a envoyés vous
chercher, depuis hier. Nous n'avons pu rentrer, nous sommes tombés
à deux reprises sur des patrouilles ennemies et il semblerait
que maintenant toute l'armée du Comte de Metz soit au pied du
château.
- C'est exact, soldat. Mais nous avons décidé,
Luccina et moi-même que nous rejoindrions le château tout
de même. Vous tombez à point pour nous donner un coup de
main. Mais sortez-nous d'abord de ce trou, ainsi que notre cheval.
Les enfants furent vite remontés. Pour Cornélius,
ce fut plus délicat. Il fallut lui passer des cordes sous le
poitrail, le faire tirer par deux de ses congénères et
après plusieurs essais infructueux, il réussit à
remonter, épuisé.
Les soldats étaient au nombre d'une cinquantaine,
dont une quinzaine de cavaliers. Un nombre dérisoire comparé
aux troupes ennemies mais une diversion pouvait être tentée.
Olric et le chef de groupe en discutèrent un long moment, le
soldat étant très conscient des risques encourus par une
telle opération.
Mais le bouclier n'allait-il pas les protéger
?